Anthropologue, directeur de recherche à l’Institut de recherche pour le développement (IRD), Bruce Albert est, depuis l’Uruguay, un fervent défenseur de la cause des Yanomami du Brésil, avec lesquels il travaille depuis 1975. Il est l’auteur de plusieurs livres sur la situation des Indiens d’Amazonie et l’éthique de la recherche anthropologique, dont La Chute du ciel. Paroles d’un chaman yanomami avec Davi Kopenawa (Plon, Paris, 2010).
Ce virus est d’abord dangereux car les peuples amérindiens n’ont pas plus d’immunité que nous face au SARS-CoV-2. Mais il l’est beaucoup plus encore car leurs territoires sont envahis par des chercheurs d’or et des forestiers clandestins, par définition sans contrôle sanitaire, qui risquent de les contaminer massivement. Par ailleurs, ils ont peu accès à l’information épidémiologique et encore moins aux systèmes d’assistance sanitaires. Ainsi, au Brésil, par exemple, ces peuples sont abandonnés à eux-mêmes. Le Secrétariat spécial à la santé des indigènes (Sesai) n’a pris aucune mesure d’urgence adaptée dans la prévention contre la propagation du coronavirus dans les territoires amérindiens. Dans ces conditions, ces peuples risquent d’être encore une fois frappés très durement et, pour certains, de disparaître entièrement.
Tous les villages sont en très grand danger. Ceux qui sont proches des villes le sont d’autant plus qu’ils sont en contact permanent avec le reste de la population brésilienne et qu’ils seront les derniers à pouvoir avoir accès au système de santé publique, qui est déjà dans une situation chaotique.
Les Amérindiens ont compris que les Blancs, qui n’ont ni vaccin ni médicament et qui n’arrivent pas même à se soigner eux-mêmes, ne peuvent rien pour eux. Ils ont, pour leur part, une très longue et tragique expérience d’exposition aux épidémies introduites par les Blancs. Ils tentent donc, devant ce nouveau fléau et l’incurie des gouvernements, de s’organiser en fermant les accès à leurs territoires, en s’isolant dans la forêt, en publiant des documents dans leurs langues sur les mesures de protection.
Les Yanomami ont ainsi subi, avec des pertes démographiques tragiques, des épidémies successives de rougeole, de malaria et des infections respiratoires à chaque étape de leur contact avec les protagonistes successifs de la frontière blanche. Comme dans la situation présente, ils n’ont pas pu compter sur une aide sanitaire efficace.
Ce qui change surtout pour eux dans cette épidémie, finalement, c’est que les Blancs (napë pë) semblent aussi désemparés devant ce virus inconnu que l’ont été leurs propres ancêtres devant les premières épidémies : les napë pë ignorent presque tout de cette nouvelle maladie qui se propage très vite dans un sillage de morts. Ils ne peuvent que se cacher chez eux avec leurs familles. C’est ce que faisaient, avec autant d’angoisse, les Amérindiens.
Dans cette perspective, les épidémies que nous avons transmises autrefois aux peuples amérindiens apparaissent rétrospectivement comme une préfiguration de ce que nous nous infligeons aujourd’hui à nous-mêmes avec le surgissement de nouveaux virus issus de forêts dévastées et de trafics d’animaux sauvages. Homo industrialis vit maintenant, comme le rappelait Claude Lévi-Strauss dès 2004, « sous une sorte de régime d’empoisonnement interne ». Dans Saudade do Brasil, il ajoutait : « Devenue sa propre victime, c’est au tour de la civilisation occidentale de se sentir menacée. »