Des pratiques de jeux et jeux de pratiques de préventions

Argumentaire

Tandis qu’en réponse aux critères descriptifs de l’addiction aux jeux d’argent et de hasard (JAH) répertoriés dans le DSM depuis 1994 (Manuel Diagnostic et statistique des troubles mentaux) de l’APA (American Psychological Association) comme « Gambling disorder », des dispositifs de prévention ont été mis en place au niveau mondial et hexagonal. En France, la prévention des addictions aux JAH est en partie organisée autour de messages d’information affichés dans les médias orientant vers des lignes téléphoniques d’écoute, qui précisent que : « Jouer comporte de risques : endettement, isolement, dépendance. Pour être aidé, appelez le 09.74.75.13.13 ». Elle s’articule à la fois autour des prises en charges en institutions spécialisées (Centre de Soins d’Accompagnement et de Prévention en Addictologie, associations, groupes d’entre aide, hôpital...) et de la possibilité pour le joueur de demander une interdiction volontaire. Pour les opérateurs la prévention fait partie de la politique de jeu responsable qui est définie comme une : « Stratégies ou pratiques qui visent à prévenir ou réduire les dommages potentiels liés au jeux d’argent et de hasard » (Blaszczynski, Ladouceur, & Shaffer, 2004).

C’est ainsi que la prévention des addictions aux JAH s’est inscrite dans les politiques publiques de santé entrant dans une logique « d’addictologie de santé publique » (Valleur 2005) c’est-à-dire populationnelle liée à une mathématisation des conduites à risques. Alors que le jeu « apparaît comme une expérience spécifique, liée à l’amusement (au fun), socialement construite, s’appuyant sur diverses ressources que l’on peut évoquer sous le terme de culture ludique. Ce qui conduit à penser que jouer s’apprend, le plus souvent à travers l’entrée progressive dans une pratique ludique » (Brougère 2002), les JAH semblent être désignés comme une « pathologisation de l’existence » (Gori et Volgo 2005) qui va déterminer les modes de pratiques de prévention en matière d’addiction.

De plus, dès 2001 pour Peele, les JAH sont bien plus un « style de vie » soutenant l’idée que « la société est le principal mécanisme de production des addictions en émergence, et que « malgré le nombre impressionnant de recherches sur les addictions, le regard dominant porté sur elles passe principalement par la pathologie tout en mettant en veilleuse les facteurs macro-contextuels explicatifs de nature politique, historique, culturelle et psychosociale dans la construction d’un tel discours. (Suissa 2008). C’est ainsi que, « la médicalisation des dépendances que représente le JAH occupe une place prépondérante comme modalité de contrôle social (Pharo, 2006) » qui a établi une norme sociale bio-comportementale déterminant les dispositifs de prévention, et qui participe à une transformation majeure de l’identité de la personne entre « joueur ludique » à « joueur pathologique ». De joueur au jeu d’argent et de hasard, le joueur dit « pathologique » est soumis à un régime de mesure de sa pratique ludique, passant par une logique d’assignation, puis souvent par un protocole de soins favorisant l’abstinence, avec en parallèle une interdiction de jouer. L’ensemble de ce dispositif de prévention apparait être plus souvent lié à un dispositif de contrôle légitimé par une épistémologie de la mesure du comportement, qui détermine les normes du « jeu normal » et du « jeu pathologique » et donc de la possibilité de pouvoir ou non continuer de jouer. Une échelle de représentation de la norme détermine donc un appareil de vérification, de reconnaissance, et d’assignation à une identité « d’addicte ». La prévention de l’addiction aux JAH en France semble vraisemblablement avoir une difficulté à penser ses pratiques au-delà de ces inventaires culturels de la norme qui participent à une régulation politique du néolibéralisme en transformant la liberté de jouer en un libre marché du jeu.

 Or, aujourd’hui la prévention semble aussi prendre un tournant réflexif (Schön, 1996) et post-critique ( De Sousa Santos, 2016) qui s’ouvrent à un processus d’analyse critique des discours sur les pratiques et sur les pratiques du discours extractivistes pour fabriquer des dispositifs de préventions des JAH décolonisées du DSM et de l’Indice Canadien du Jeu Excessif (ICJE), en dé-collectivisant la parole, en dé-politisant la psyché devenue force de production par des dispositifs préventifs issus de l’expérience individuelle et collective des JAH, et en pensant la traversée comme condition même du vivant. C’est ainsi que cette journée d’étude aura pour objectif, de mettre en évidence, non seulement la critique de ces dispositifs de prévention qui font l’objet d’une littérature abondante pluridisciplinaire, mettant en évidence les injustices épistémiques (Miranda Fricker 2007) des pratiques mondialisées et protocolisées de la prévention de l’addiction aux JAH.

 Il s’agira aussi de discuter des hypothèses de travail autour de la construction de dispositifs alternatifs de prévention par une capacité à voyager vers une production collective par une analyse critique transdisciplinaire rhizomique (Deleuze, Gattari, 1980). C ’est-à-dire qu’il s’agira de mettre en discussion une approche en réseau d’informations, de savoirs, de connaissances et d’expériences, de discours sur les pratiques situées hétérogènes de jeux des « addictes », mais aussi des pratiques du discours situées des « préventologues » qu’ils soient joueurs, membres des équipes médico-sociales, des opérateurs,….. Autrement dit, à partir d’un processus de coopérative qui renvoie la recherche et l’action préventive vers une prévention émancipatrice par la circulation des discours sur des états, des expériences, des informations, des systématisations des pratiques de protection individuelle et collective, en valorisant l’agentivité des différences acteurs sociaux liés aux expériences particulières.

Nous faisons ainsi l’hypothèse de la construction d’une coopérative de savoirs, de connaissances et d’expériences de la prévention de l’addiction aux JAH comme un dispositif « expérimental » co construit avec les principaux acteurs de ces dispositifs, autrement dit, les personnes dites « addictes », les personnels d’accompagnement, les opérateurs, le régulateur aussi à partir des retours d’expériences des associations et instituts de prévention. Pour ce faire, nous envisageons un temps réflexif sous l’angle de la transdisciplinarité, et de la trans-expérientialité, en favorisant une prévention coopérative, en envisageant une coopérative de prévention de l’addiction aux JAH.

L’objectif n’est pas d’entrer en opposition avec le modèle dominant de santé publique, mais de proposer d’autres praxis basées sur les expériences, d’autres dialogues interculturels et trans-expérientiels, nous permettant d’appréhender les dispositifs de prévention de l’addiction aux JAH dans sa globalité en dehors des critères mondiaux localisés que représente le DSM et l’ICJE .

Axes

Pour cette journée d’étude qui se déroulera le 15 Juin 2021 de 9h30 à 18h au Campus Condorcet à Aubervilliers, des communications sont attendues selon 4 axes :

Axe 1 : Mondialisation du JAH : mondialisation des pratiques, des critères de diagnostics et des pratiques de prévention 

Si l’offre de jeu se mondialise de plus en plus, et qu’il est possible aujourd’hui de jouer partout, tout le temps, qu’en est-il de la construction sociale et politique des pratiques de prévention ? Se sont -elles mondialisées, selon les critères de diagnostic du DSM et de l’ ICJE. ? Existe-t-il par ailleurs une universalisation des pratiques de prévention ? Existe-t-il des spécificités de vulnérabilités territoriales de santé (Pilkingson, 2019) spécifiques favorables ou défavorables à la pratique addictive aux jeux et aux dispositifs de prévention ? Et en quoi, jusqu’où et comment les critères de diagnostic participent-ils de la vulnérabilité des territoires rendant préjudiciables en local des actions de prévention basées sur des critères de diagnostics mondialisés ? Cette nosologie ne réduit-elle pas le sens de cette addiction par ses classifications basées sur des représentations spécifiques à une époque, un territoire et une discipline ? Si la prévention mondialisée, normative, tend à généraliser des critères diagnostics et ses pratiques de prévention, des communications sont aussi attendues des approches géopolitiques (Redon, Lebeau, 2020) qui permettront de réfléchir à la construction sociale et politique de la pathologisation des pratiques de jeux et de sa colonisation des pratiques. Nous attendons également des communications issues de différentes disciplines proposant un regard critique du DSM, et des questionnaires d’évaluation (ICJE , SOGS, ECJ)

Axe 2 : Les dispositifs de prévention du JAH en France pour une politique de jeu responsable ?

Dans cet axe nous attendons des communications présentant un inventaire réflexif des dispositifs de prévention mis en place en France depuis la loi de 2010. Autrement dit, nous souhaitons réfléchir à la notion de responsabilité de la politique du jeu responsable. C’est-à-dire, sont attendues des communications inscrites dans les apports historiques, sociologiques, économiques, philosophiques et d’autres sciences sociales pour aborder les principes de responsabilités dans la prévention des addictions des JAH. Comment peut-on envisager une politique de jeu responsable, liée aux intérêts économiques et fiscaux du jeu en France ? (Berret, 2020). Comment cette responsabilité politique peut-elle avoir un impact sur la responsabilité individuelle ? Quels sont alors les obligations de l’Etat, des opérateurs de jeux, des créanciers, des dispositifs de prévention et de soins, des joueurs,…de tous les protagonistes des JAH en matière de prévention ?

Axe 3 : De la pathologisation du jeu d’argent et de hasard vers une prévention écologique du risque ?

Si aujourd’hui la prévention des addictions des JAH est basée sur une logique « d’addictologie de santé publique » (Valleur 2005) les facteurs de risques sont utilisés pour déterminer les contenus des dispositifs de prévention. En quoi cette vision extractiviste du risque (Mendès, 2019) n’essentialise-t-elle pas la connaissance sur la prise de risques sur la fabrique des dispositifs de prévention ? Si , par ailleurs, les pratiques de JAH sont des conduites ordaliques (Valleurs, 2005) comment peut-on envisager une prévention émancipatrice en matière d’addiction aux JAH, en prenant en compte la fabrique sociale et politique de ce risque dans nos sociétés ? Pour répondre à cet axe, nous attendons des communications ayant une approche écologique du risque qui pourraient partir « …d’une écologie de la préparation fondée sur l’identification et l’évaluation des territoires, des populations, des activités, et des systèmes vulnérables » (Mendes, 2019)

Axe 4 : Créer une coopérative des joueurs

Le libéralisme a transformé la liberté de jouer en un marché du jeu, le jeu ludique est un marché, la prévention est un dispositif normatif et un régime de contrôle du joueur. Comment pourrions-nous collectivement réinventer des dispositifs de prévention basée sur la traversée trans-condition même du vivant, en fabriquant des dispositifs alternatifs de prévention basés sur les co-apprentissages des comportements de protection des joueurs, des expériences des joueurs en accueillant les expériences individuelles et collectives subalternisées par les seuls modèles hégémoniques du biopouvoir. Nous proposons dans cet axe de partager les expériences « du dehors » ou en coopération en s’appuyant sur des expériences alternatives, innovantes et actuelles individuelles et collectives. Nous souhaitons créer un espace de discussion basé sur un environnement pluriel de savoirs (Haraway 2010), un tiers-lieu de co-apprentissages issu des expériences individuelles, collectives et communautaires des pratiques discursives de prévention situées. Est-ce que les approches de la psychothérapie institutionnelle, les dispositifs de pairs-aidants, les groupes d’auto-supports, sont des dispositifs alternatifs qui permettraient d’envisager une coopérative de savoirs, de connaissances et d’expériences par des co-apprentissages ? Nous souhaitons dans cet axe des communications sous forme de récits d’expériences, de films, de reportages d’images qui témoignent des expériences de prévention individuelle, collective ou communautaire.

Modalités de contribution

Les projets de communication sont attendus par mail en format Word, Calibri 14, espace simple de 1800 mots pour le 1er mars 2021.

Ils doivent comporter : 

- Nom et Prénoms du/des auteur.e.s

- Adresse éléctronique

- Fonction

- Discipline

- institution(s) de rattachement

- Axe dans lequel la proposition s’inscrit

A envoyer sur l’adresse mail : jepreventionjah.condorcet@gmail.com

Les réponses aux communicant.e.s seront adressées par mail dans le courant du mois d’avril. 

Comité Scientifique et d’organisation

Co-organisation équipe de LUCI (L’Université Coopérative Internationale), laboratoire EXPERICE et équipe du GrEID (Groupe Ecoute Information Dépendance)

  • BOURATROFF Vilma : Doctorante Laboratoire Experice de l’Université de Paris 8 Vincennes, Saint Denis
  • BOURDIN Elise : Doctorante Laboratoire Experice de l’Université de Paris 8 Vincennes, Saint Denis
  • BRODY Aymeric :Docteur de l’Université Sorbonne Paris Cité –Université Paris 13Enseignant-chercheur qualifié en Sociologie (CNU 19) et en Sciences de l’éducation (CNU 70) Chargé d’enseignement au département des Sciences de l’éducation de l’Université Paris 13 et à l’Institut Régional de Travail Social de Montrouge et de Neuilly-sur-MarneChercheur postdoctorant - Programme Move-in Louvain / Marie Curie (2017-2019) - Projet GIS Jeu et sociétés (2020)Chercheur associé à EXPERICE - Université Paris 13 Chercheur associé au CASPER - Université Saint-Louis - Bruxelles Membre du comité de rédaction de la revue Sciences du jeu
  • DENEFFE DOBRZYNSKI Marie Laure : Doctorante Laboratoire Experice de l’Université de Paris 8 Vincennes, Saint Denis 
  • DIOUF Farba : Doctorant Laboratoire Experice de l’Université de Paris 8 Vincennes, Saint Denis
  • DIOUF Latyr : Doctorant Laboratoire Experice de l’Université de Paris 8 Vincennes, Saint Denis
  • DESCARPENTRIES Jacqueline : Maitresse de Conférences en sciences de l’éducation, Habilitée à diriger des recherches au sein de l’Ecole Doctorale Sciences Sociales, ED 401 et membre du Laboratoire EXPERICE de l’Université de Paris 8-Vincennes, Saint-Denis. 
  • MAIDANA Gissel : Doctorante Laboratoire Experice de l’Université de Paris 8 Vincennes, Saint Denis
  • MOULART Franck : Directeur du GrEID
  • PRAX –DUBOIS Pascale : Docteure en Sciences du Langage (CNU 07 - 70) Maitre de conférences – Université Paris 8 – Département COM/FLE
  • QUINTANA Andréa : Doctorante Laboratoire Experice de l’Université de Paris 8 Vincennes, Saint Denis
  • REDON Marie : Maître de conférences HDR en Géographie Université Sorbonne Paris Nord Laboratoire Pléiade
  • THOMAS Valérie Docteur en médécine Doctorante Laboratoire Experice de l’Université de Paris 8 Vincennes, Saint Denis

Bilbliographie des références citées

BRODY, A.(2013) « Apprendre les mathématiques par hasard : les calculs des joueurs de poker », Revue Éducation et sociétés, vol. 32, no. 2,

BROUGERE G., (2002) « Jeu et loisir comme espaces d’apprentissages informels », Éducation et sociétés.

DESCARPENTRIES J. 2020, « L’éducation à la santé entre savoir et pouvoir », Mouvements des savoirs. Ed L’Harmattan.

DE SOUS SANTOS B., (2016) « Les épistémologies du Sud , Mouvement citoyens et polémique sur la science », Solidarité et société, éd Desclée de Brouwer.

GORI et DEL VOLGO (2005) « La santé totalitaire, Essai sur la médicalisation de l’existence », Denoël.

Inserm (dir.). (2008) Jeux de hasard et d’argent : contextes et addictions. Rapport. Paris : Les éditions Inserm, XIV - 479 p.- (Expertise collective) - http://hdl.handle.net/10608/103"

LAFFITTE PJ, (2018) « Coopération, éducation, formation - La pédagogie Freinet face aux défis du XXIe siècle ». Ed L’Harmattan

PHARO P, (2018) Le capitalisme addictif, Puf.

REDON M, LEBEAU B., (2020) « La géopolitique des jeux d’argent, Les enjeux d’une mondialisation silencieuse », éd Le Cavalier Bleu

VALLEUR M. (2005) « Jeu pathologique et conduites ordaliques », Psychotropes, vol. vol. 11, no. 2.

SUISSA AMNON J. (2008) « Addictions et pathologisation de l’existence : aspects psychosociaux », Psychotropes.

SCHON D. (1994) « Le praticien réflexif. A la recherche du savoir caché dans l’agir professionnel ». Editions Logiques



Siège social, Campus Condorcet, Bureau 2127,
2ème étage, Bâtiment Nord Recherche Condorcet
14 cours des Humanités. Aubervilliers - 93300 ( France)