Le tournant de la théorie critique
Aujourd’hui, le nombre de personnes précaires ne cesse de s’accroître. Elles composent une catégorie sociale qui recouvre à la fois les exclus et ceux qui connaissent un enchaînement de situations professionnelles éphémères et faiblement rémunérées. On observe à ce sujet au retour, parmi un grand nombre d’inégalités prégnantes (genres, races, etc.), d’une inégalité fondamentale entre classes sociales. Face à cet effrayant constat, et alors même que d’aucun la croyaient enterrée avec la « fin des idéologies » proclamée dans les années 80, la théorie critique se trouve remise au goût du jour. Le présent volume entend bien s’inscrire dans cette renaissance. L’enjeu singulier qu’il s’est fixer est de tenir compte des traditions allemande (l’école de Francfort) et française (la sociologie critique de Bourdieu), les tentatives de synthèses actuelles omettant toujours l’une ou l’autre d’entre-elles. Car si ces traditions doivent être impérativement tenue ensembles, c’est pour révéler ce qu’elles possèdent en commun et qui, précisément, doit à présent être dépassé, sans pour autant se départir de l’élan marxiste initial s’attaquant à toutes les formes de domination.
De Lukács à Bourdieu, en effet, tout se passe comme si la tradition critique européenne avait travaillé sur un seul schème de pensée : les individus reproduisent inconsciemment les structures sociales du capitalisme qui pourtant les aliènent. Ils acceptent les conditions qui leur sont faites et ne cherchent plus à se rebeller contre un système qui appauvrit leur travail, leur culture, leur âme elle-même. Pire : ils assurent la reproduction dudit système en cherchant à tout prix à s’adonner à la consommation de masse ou en glorifiant les valeurs dominantes. Les textes rassemblés ici entendent bien fonder le renouveau de la critique. Il s’agit pour eux de chercher à saisir l’homme existant ici et maintenant, comme étant potentiellement autre chose qu’un être profondément abâtardi, corrompu, dénaturé, perverti, altéré ou sali par le capitalisme et la domination. Car sans une telle transition au cœur même de la théorie critique, il s’avèrera à l’avenir extrêmement difficile de traiter des nouvelles formes de résistances à la domination (indignés, anonymous, mouvements des « sans », femen, casseurs de pubs, économie alternative, etc.).